Le conte de fée d’Andermatt

Le conte de fée d’Andermatt

Le nom d’Andermatt évoque des souvenirs d’une époque révolue. Des souvenirs du temps où, jeunes grenadiers de montagne, nous plantions, quelque part dans le massif du Gothard, des grenades à charge creuse sur nos fusils d’assaut pour les faire exploser sur le versant opposé de la montagne. A côté de moi dans la boue se trouvait un certain Hans Peter Danuser. Le jeune étudiant de la HSG était bien plus déterminé que moi à protéger le Gothard d’un ennemi invisible et il était meilleur au maniement du fusil et des grenades.

Il fit son chemin et quitta l’armée avec un grade de major, sans jamais devenir pour autant un fanatique des choses militaires. Danuser mena ensuite une brillante carrière dans le tourisme. Trois décennies durant, il œuvra à faire de la marque St. Moritz la marque de destination de vacances la plus connue au monde. En faisant breveter le nom de la luxueuse station thermale d’Engadine, il permit à celle-ci d’encaisser plus de dix millions de francs de droits de licence. Il fut ensuite poussé sans ménagement vers la sortie, juste avant sa retraite. Mais ça c’est une autre histoire.

La dépression collective

Après avoir été réformé, j’ai oublié Andermatt. Même dans mes rêves les plus fous, il ne me serait jamais venu à l’idée de retourner dans ce bled au pied du massif du Gothard et du col de l’Oberalp. Du moins pas de mon plein gré. La seule chose que je retenais d’Andermatt, c’était sa chute dans l’oubli et le réveil brutal des habitants après que l’armée eut quitté sa forteresse alpine, à la fin de la guerre froide. Jusqu’ici, on y avait bien vécu grâce aux soldats, clientèle peu exigeante qui remplissait les bistrots le soir. Les restaurateurs n’avaient qu’à tendre la main, sans fournir de grands efforts.

De par cette situation aussi confortable que dangereuse, Andermatt avait complètement raté son développement touristique. Hormis quelques restaurants rudimentaires, on n’y trouvait qu’une poignée de logements, dont certains avaient un urgent besoin de rénovations et d’autres étaient tout simplement insalubres. Les installations de transport ne valaient guère mieux. «S’il y a beaucoup de skieurs, tu dois attendre, s’il y en a peu, tu attends aussi», plaisantait-on au village. Les jeunes allaient chercher du travail en plaine et Andermatt s’installait dans une dépression collective. De quoi vivrait-on désormais?

The Chedi – une mauvaise blague?

Et l’impensable se produit! En 2005, l’investisseur égyptien Samih Sawiris survole la vallée et s’enthousiasme pour Andermatt, dont il pressent l’immense potentiel. Sa vision, qui fut approuvée par le Conseil fédéral, le Conseil d’État uranais, puis par les habitants eux-mêmes avec plus de nonante pour cent de suffrages favorables: un complexe touristique combinant hôtels, appartements, villas, installations de congrès, piscine et terrain de golf de 18 trous, et impliquant la fusion des domaines skiables d’Andermatt et Sedrun. Coût total: 1,8 milliard de francs. Au centre du projet, pas d’hôtel ordinaire, mais The Chedi. Une pièce maîtresse à l’effet magnétique, qui rayonnerait dans le monde entier.

Un Chedi à Andermatt? L’annonce me fit d’abord penser à une fausse nouvelle ou à une mauvaise blague. Ceux qui connaissent les Chedis de Bali et le Chedi Muscat d’Oman le savent bien: les Chedis ne sont pas des hôtels au sens traditionnel du terme, mais des œuvres d’art incroyablement raffinées, où l’on cultive un style de vie à nul autre pareil. Sans même parler de la culture du service. Au Chedi Muscat par exemple, l’atmosphère de sérénité qui s’installe à la tombée du jour a des airs de commencement du monde.

Le retour, 40 ans plus tard

Mais il ne s’agissait pas d’une fausse nouvelle ni d’une plaisanterie et The Chedi m’obligea effectivement à retourner à Andermatt; pour la première fois depuis plus de 40 ans. Mon pèlerinage m’a d’abord conduit sur les hauts, puis j’ai fait le tour du village. Je n’ai pas retrouvé «Der Schlüssel», «Der Löwen» ou «Die Bergidylle», ces bistrots où nous avions si souvent bu jusqu’à plus soif pour tuer l’ennui. Mais des petits hôtels figés dans mes souvenirs comme insalubres s’étaient refait une beauté. A l’emplacement du restaurant «Alte Apotheke», j’ai même découvert un ravissant hôtel-boutique, le «River House». Et le «Bären» avait fait son entrée dans les guides gastronomiques.

Haute gastronomie jusque sur les pistes

Rien, absolument rien ne rappelait le lugubre patelin d’antan. Le nombre de personnes à conserver une image négative d’Andermatt a massivement chuté ces dernières années. Tout au plus s’agit-il d’hommes d’âge mûr venus jadis, résignés, y accomplir leurs obligations militaires à la plus triste des saisons. Ils souhaitaient ne jamais revoir l’endroit et n’y sont jamais retournés. Expérience militaire oblige, leur jugement sur Andermatt est tronqué. On le comprend aisément. Le mien l’était aussi.

Karl Wild